... Dans la mer de brouillard qui enveloppe la littérature contemporaine, il y a encore des voyageurs aux longs cours, capables de prendre des risques. Des voyageurs qui n'oublient jamais de mettre dans un coin de leur valise les quelques cartes nautiques indispensables, pour affronter les routes aventureuses de l'imagination se cognant à la réalité. Parmi celles-ci on trouvera sans nulle doute l'Odyssée, mythe fondateur de la Méditerranée, épopée étrange et méridienne d'un homme aux prises avec les monstres et les souffrances d'un univers adverse, avant d'accomplir le retour à sa terre d'origine. Dans l'ouvre du romancier sicilien Vincenzo Consolo, l'Odyssée est aussi clé et pilier, source incessante d'inspiration et de réflexion poétique et humaniste, en particulier dans son roman Ruine immortelle (1994), au titre clairement homérique, ou dans le livre qui regroupe ses dialogues avec Mario Nicolao sur ce même thème, Il viaggio di Ulysse (1999). Consolo, voyageur clairvoyant, voix esthétiquement la plus rigoureuse et la plus éthique de la littérature italienne contemporaine, retrace pour nous son périple entre les ondes immortelles de l'ouvre d'Homère.
Je l'ai lu il y a quelques années, poussé par je ne sais trop quoi. Je devais accomplir une sorte de "revisitation"de la Sicile, la regarder avec des yeux complètement désenchantés. J'avais l'impression d'être une sorte d'Ulysse qui essaie de fouler à nouveau le sol de sa patrie, en vain. Moi, mon Ithaque, je ne la retrouve plus. Alors je me suis saisi de ce motif littéraire, du premier grand poème de notre civilisation: l'Odyssée, plus encore que l'Iliade, qui est le poème des héros. L'Odyssée en revanche est un roman, un roman très humain avec ce personnage humain qu'est Ulysse.
Il est intéressant d'observer les changements de personne. Le récit commence avec une troisième personne, puis revient au "je". La première partie, appelée Télémaquie, est une recherche de la propre identité: Télémaque est en quête de nouvelles de son père, ce qui est narré à la troisième personne. C'est l'auteur que nous appelons Homère qui nous raconte la recherche du jeune homme. Et cela correspond aussi au roman d'initiation, de formation et de maturité.
Cette guerre est scandale et cruauté: c'est pourquoi l'Odyssée est une poème d'expiation. Ulysse porte en lui ce sentiment de culpabilité parce qu'il a non seulement participé à cette guerre, mais aussi parce qu'il est l'inventeur du cheval, c'est à dire de l'arme déloyale qui a permis de mettre fin à la guerre après qu'Ilion eut été dévastée. Ulysse se sent donc affligée du poids de cette grande faute, son voyage de dix ans est en ce sens un voyage d'expiation. Donc Ulysse va à l'encontre de tous les désastres possibles et inimaginables. Il y a des moments d'oubli, d'enchantement, la déesse Circé, toutes les violences de la nature, les Lotophages, les Lestrygons, bref toutes les péripéties les plus incroyables, les plus extrêmes.
Oui, au retour le bateau devient une île de pierre. Mais Ulysse veut rentrer pour recoudre la blessure de sa vie, la séparation avec ceux qu'il aime, sa femme, son fils, et reprendre sa place dans l'histoire. Il abandonne l'utopie pour l'histoire. Je pense qu'il s'agit là d'une métaphore sublime. Les utopies vécues peuvent être oppressantes. Le philosophe américain Lewis Mumford raconte comment les utopies réalisées deviennent souvent des projets clôs. Notre siècle nous a appris à quel point les utopies peuvent être étouffantes et terribles. Il y a un détail significatif dans l'Odyssée quand Nausicaa demande au naufragé de la suivre à distance en allant vers la ville pour éviter "leur parole sans douceur de peur que l'un deux ne me blâme". Ceci est symptomatique de la mentalité étriquée qui peut exister dans un lieu aussi harmonieux que le royaume des Phéaciens.
C'est pourquoi nous ne pouvons plus avoir accès à la vérité, sinon à celle que nous impose le pouvoir. Et ayant perdu de la sorte la mémoire, nous sommes condamnés à ne jamais retrouver notre Ithaque, lieu de la vérité. Il y a un moment très beau dans l'Odyssée lorsqu'Ulysse descend aux enfers et rencontre sa mère qu?il essaie de serrer dans ses bras sans y parvenir parce qu'elle n'est plus qu'une ombre. Il rencontre aussi Tiresia qui lui fait part d'une prophétie extrêmement évocatrice: "Et la douce mort te viendra "????". On peut lire "???" de deux manières, en cela réside l'ambiguïté de la prophétie. Ainsi peut-on lire: "Et la douce mort te viendra loin de la mer», ce qui pourrait signifier qu'Ulysse rentrera à Ithaque et y mourra de vieillesse, mais aussi "Et la douce mort te viendra de la mer", ce qui pourrait signifier qu'Ulysse sera condamner à une éternelle errance, condamner au voyage (et c'est en fin de compte la version que retient notre Dante Alighieri lorsqu?il fait mourir Ulysse au-delà des colonnes d'Ercule).
Ce qui est extraordinaire dans l'Odyssée, ce sont ses lieux, des lieux d'imagination qui correspondent toutefois à des endroits bien précis. Alfred Heubeck, un philologue allemand dit qu'il est inutile de rechercher la géographie homérique dans les cartes parce qu'il s'agit d'une géographie d'invention et de fantaisie. Pourtant, on y trouve des lieux que l'on peut absolument situer, comme ces endroits découverts par les navigateurs pré-homériques rencontrant pour la première fois cet Occident inconnu qui était, alors, comme l'Amérique. Ils voyaient des choses magnifiques et extraordinaires qu?ils transféraient dans un registre fabuleux comme le font souvent les navigateurs. Il y a donc le récit de ces navigateurs et le poème d'Homère qui accomplit cette récréation fantastique des lieux de la Méditerranée qu'Ulysse découvre les uns après les autres. Par exemple, le détroit de Charybde et Scylla est bien celui que nous connaissons, impossible de le situer ailleurs, et il y a encore de nombreux endroits que nous pourrions repérer de la sorte. Bien sûr, il nous est impossible de retrouver Aiaié, l?île de Circé, comme bien d?autres lieux qui sont de pure invention. L'île des vents, l'île où habitait Eole, peut en revanche être situé à Lipari, une des îles Eoliennes dont on sait qu'elles sont très ventées et auxquelles on peut attribuer sans prendre de risque le mythe du dieu des vents.
Cette recherche a été inaugurée par des spécialistes alexandrins, ceux qui ont pour la première fois retranscrit le récit oral de l'Odyssée. Mais ce qu'il y a de plus beaux dans cette aventure littéraire, c'est son auteur: Homère, et le nom de ce dernier. Il est clair qu'il s'agit d'un nom d'invention, c'est du moins l'avis de nombreux chercheurs. Omeros, en grec ancien signifie "otage". C'est curieux, pourquoi otage? Pour moi l'omeros, l'aède est un otage de la mémoire. Et ces poèmes qui se retransmettent par la mémoire d'un conteur à l'autre, d'un narrateur à l'autre, me donnent l'impression d'une image qui est l'essence même du récit et de la narration.
J'ajouterais également que cette matrice homérique, qui est à l'origine de notre civilisation, a été pour ainsi dire effacée. En effet, je crois qu'il n'y a désormais qu'un nombre restreint de lecteurs de l?Odyssée. Et cependant il arrive que cette Odyssée fasse son apparition dans les lieux les plus improbables. Par exemple, aux Antilles, en extrême Occident, Derek Walcott a écrit un poème qui s?intitule Omeros où il est précisément question de l'Odyssée des pêcheurs des Caraïbes.
Oui, l'Odyssée revient et disparaît avec ses cycles mystérieux. Un autre point extrêmement important, c'est cette insistance avec laquelle le vagabond Ulysse se remémore les habitants de chacune des terres qu'il a foulées, tout en se sachant étranger à toutes, tout en ayant conscience que "mendiants et étrangers sont envoyés par Zeus". Par ces temps de xénophobie et de méfiance, ces mots sont imprégnés d'une ancienne sagesse à la fois humaine et spirituelle. La configuration que les hommes et les cultures façonnent à l'étranger, les font dignes ou non de la grâce divine.
Les Phéaciens possèdent les caractéristiques de la civilisation préagricole et pastorale. Et puis, il y a le passage à la civilisation agricole, celle du savoir, des soins que l'on porte à l'autre, celle des boutures. Une fois le monde animal maîtrisé, c'est le début de la culture. L'épisode de Polyphème, le cyclope qui lance les hommes contre les parois des cavernes, raconte aussi cela. Le nom qu'utilise Ulysse pour échapper au cyclope est fortement symbolique. S'appeler Personne correspond à une sorte de perte temporelle de l'identité. En ce sens, le récit de l'Odyssée résonne tellement d'échos symboliques, que l'on dirait une véritable carte de l'imaginaire, une carte où chaque homme peut se perdre et se retrouver. Ulysse se voit contraint d'abandonner son identité dans un lieu de bestialité et d'omnipotence, pour la récupérer quand il se retrouve sous la latitude de la civilisation. Là où pour la première fois notre héros dit "je": "Je suis Ulysse, fils de Laërte; mes ruses sont connues de tous les hommes...". C'est seulement à ce moment-là qu'il retrouve vraiment son identité.
La Sicile de ton enfance serait-elle ton Ithaque perdue?
Quand Ulysse dit ému "rien n'est plus doux pour un homme que la patrie et les parents", il réussit à nous faire comprendre à quel point c'est pour lui important de retourner à Ithaque. L'autre leçon consiste à montrer la facilité avec laquelle l'homme est capable de s'animaliser quand il perd la raison, que ce soit pour des facteurs internes ou externes. Il y a une phrase terrible qu'écrit Guy de Maupassant dans un moment de lucidité à l'hôpital psychiatrique où la conduit sa syphilis: "Monsieur Guy de Maupassant va s'animaliser». Maupassant comprend qu'il est sur le point de perdre la raison. Le risque de basculer dans la violence de la nature et dans la dégradation est une constante chez l?homme. Cela arrive à l'individu, cela arrive aussi à la société.
Si on perd cette matrice qu'est l'Odyssée, si on ne comprend pas l'Odyssée aujourd'hui, si on laisse de côté ce texte, on finit en effet par perdre sa propre identité. Cela fait partie de notre histoire et de l'histoire de l'homme. En ignorant ceci, on finit par s'ignorer soi-même.