Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
SIMBAD

Le voyage pour moi ce n'est pas arriver, c'est partir. C'est l'imprévu de la prochaine escale, c'est le désir jamais comble de connaitre sans cesse autre chose. C'est demain, éternellement demain ...

LE PREMIER AMOUR

Publié le 28 Octobre 2007 par SIMBAD in DIVERS ( Te ndryshme )



Fichier hébergé par Archive-Host.com


C'EST TELLE QUE J'AI PLUS AIMÉE

" ... C'est aussi dans ce milieu que j'ai connu mon amour le plus profond et le plus durable. Je crois que je puis en parler ici, car cela ne concerne pas que moi. Prétendre qu’"'on n'aime vraiment qu'une seule fois" est certainement un mensonge romantique - encore qu'un des plus répandus et des plus populaires du siècle dernier-, et il est plutôt oiseux d'établir une hiérarchie entre des expériences amoureuses incomparables et de dire: "C'est telle ou telle que j'ai le plus aimée."La vérité, en revanche, c'est qu'il existe, généralement autour de la vingtième année, un moment dans la vie où l'amour et le choix qu'on en fait exercent sur le destin et sur le caractère une influence plus grande. 

Alors, dans la femme que l'on aime, on aime plus que cette femme : tout un aspect du monde, toute une conception de l'existence, un idéal si l'on veut - mais un idéal qui s'est fait chair, un idéal vivant. Le privilège du garçon de vingt ans - et encore : de certains seulement -, c'est d'aimer dans une femme ce que l'homme ressentira plus tard comme son étoile. Aujourd'hui, je dois chercher des formules abstraites pour décrire ce que j'aime au monde, ce que je veux y voir conserver à tout prix, ce que l'on ne doit pas trahir sauf à bruler dans les flammes éternelles : la liberté et l'intelligence du cœur, le courage, la grâce, l'humour, la musique - et je ne sais même pas si l'on me comprend. 

A l'époque, un nom suffisait à exprimer la même chose, un nom qui n'était même qu'un surnom: Teddy, et je pouvais être sûr qu'au moins dans notre cercle tout le monde me comprendrait. Nous l'aimions tous, celle qui portait ce nom, une petite Autrichienne aux cheveux couleur de miel, criblée de taches de rousseur, vive comme une flamme; elle nous apprenait la jalousie et nous la désapprenait; elle suscitait des comédies et de menues tragédies, nous inspirait des hymnes et des dithyrambes, et nous éprouvâmes que la vie est belle quand on la mène avec intelligence et courage, avec grâce et liberté, quand on sait prêter l'oreille à son humour et à sa musique. Nous avions, dans notre cercle, une déesse. La femme qui s'appelait alors Teddy a pu vieillir et s'humaniser, et nul d'entre nous, sans doute, n'est resté à la hauteur de son sentiment d'alors. Mais elle a existé, ce sentiment a existé, et cela est indélébile. Cela a exercé sur notre formation une influence plus puissante et plus durable que n'importe quel "événement historique". 

Teddy disparut bientôt, comme c'est l'usage des déesses. Elle nous quitta dès 1930, pour Paris, et elle avait déjà l'intention de ne pas revenir. Elle fut peut être la première exilée. Plus intuitive et plus sensible que nous, elle avait senti longtemps avant l'arrivée d’Hitler la montée menaçante de la bêtise et du mal en Allemagne. Elle revenait chaque année nous voir en été, et trouvait à chaque fois l'air plus lourd et plus irrespirable. La dernière fois, c'était en 1933. Ensuite, elle ne revint plus.
 

Sebastian Haffner
" Histoire d’un allemand "    

 

Commenter cet article